L'unique et le multiple en peinture. Un pavé dans la mare de l'art
Marre de l'art ! Difficile de comprendre quelque chose à l'art contemporain quand on appartient au peuple et lorsque la critique cautionne un certain confor-misme. Le système économique et culturel élève à la reconnaissance quel-ques artistes, pendant que d'autres, qui seraient peut-être devenus importants, passent à la trappe. Un doute s'instaure actuellement quant à la liberté de créer et quant à l'ontologie de l'art. Il n'est que de lire les questions posées par les élèves de l'École des Beaux-Arts de Nîmes au sociologue Pierre Bourdieu pour percevoir l'inquiétude de nos futurs artistes et prendre conscience d'une crise fondamentale de l'art contemporain.
Le peintre Étienne Trouvers se situe aux franges du système patenté de l'art en proposant un travail inédit entre tradition du métier et avant-garde.
Sa démarche est la quête du vivant. Cet artiste se veut botaniste par l'observation et tente d'exprimer une énergie secrète des choses par l'approfondissement d'une perception, un " murmure doux et subtil des choses ou un flux énergétique sensible " selon ses mots. Il explore une vision du monde et lui donne sens en effectuant une synthèse des pôles, passé/présent, occident/orient.
Attentif à la notion de métier, il demeure insatisfait des démarches de l'enseignement lorsqu'il entre à l'École des Beaux-Arts de Paris en 1973, au moment où le principe de création individuelle prédomine.
Étienne Trouvers préfère éprouver l'expérience des maîtres anciens en étudiant les œuvres du Louvre, un pan de quatre siècles d'art, celui du prestige de la peinture et du talent honoré dans le dessin et le chromatisme. L'inspiration de ce qui précède est le moteur de la création alors que notre temps retient plus volontiers l'arbitraire et l'expression individuelle comme principes artistiques.
Depuis quinze ans, Étienne Trouvers étudie le dessin et la forme. Il matérialise la vision dans des croquis, puis dans un original à la gouache sur papier de format 21x 29,7. Les originaux sont conservés et transposés, parfois plusieurs années plus tard, dans la technique de la peinture à la colle, par laquelle émerge une image liée aux développements et aux limites imposées par l'organisation interne du matériau.
La troisième génération, depuis trois ans, est constituée par le "fait-main-machine". Le référent peint est passé au scanner et mémorisé sous forme de fichier numérique, puis interprété au moyen d'un logiciel de traitement de l'image.
Technologie et domaine sensible se rejoignent pour servir la création.
L'interprétation acquiert une valeur unique par ses dimensions et par un travail sur les valeurs sensibles chromatiques, du clair-obscur et de l'illusion de la matière. Il faut que le prototype soit suffisamment riche pour permettre des interprétations subtiles et raffinées.
Le travail à la palette graphique rectifie un décalage des effets qui surgissent à l'impression comme cela est le cas pour la peinture à la colle: la hauteur de tons est à modifier, l'équilibre chromatique et formel en dépend.
Au terme d'un travail patient et fin (souvent une semaine de mise au point et quinze à vingt états d'interprétation pour une œuvre), l'artiste obtient des effets plastiques par corrélation des éléments qui constituent l'image, avec une qualité tactile singulière, différente d'une transposition à laquelle on pourrait s'attendre dans le cas d'une utilisation pour simplement reproduire. Du pigment écrasé sur le marbre, jusqu'aux jets d'encre pigmentaires à six têtes (cyan, cyan léger, magenta, magenta léger, jaune et noir), les étapes de la création affirment une cohérence poétique et esthétique. Démarche et pensée trouvent un écho dans l'illusion de matière. Technique picturale et technologie fusionnent. L'utilisation des outils informatiques apporte une vitesse de manipulation et une qualité exceptionnelle, notamment par une diversité d'opaques et de transparences, qui permet de multiplier la vision à partir d'un prototype et d'explorer des possibles d'équilibres chromatiques tout en restant convaincant. Le risque de la peinture reste entier et la quête révèle un ordre de la pensée actuelle qui se renouvelle en changeant de point de vue. C'est une forme d'intelligence nécessaire aujourd'hui.
Le M-A (multiple artistique numérique) mérite le statut artistique par ce qualitatif et l'expression sensible et maîtrisée qui émane du travail. La mise en valeur de ces œuvres par les regardeurs passe toutefois par une remise en question d'une valeur établie sur un fétichisme et une sacralisation de ce qui est fabriqué par la main de l'artiste et d'une notion spéculative qui masque finalement la vraie nature de l'œuvre d'art, mue par une aventure intérieure ouverte à la sensibilité de tous : l'œuvre est miroir. Le marché de l'art est basé sur la rareté, les M-A sont en contradiction avec cette logique marchande en permettant: " toutes les libertés du merveilleux et du subtil, à des prix compatibles avec ceux de la vie d'aujourd'hui " comme le dit Étienne Trouvers. L'artiste fait émerger une nouvelle catégorie de l'art qui permet une démocratisation. Ses M-A et ses prototypes engageant le même souci de qualité notamment en ce qui concerne la pérennité, importante à ses yeux en un temps où la vie se modifie sans cesse et, là encore, à contre courant de certaines œuvres contemporaines qui privilégient l'éphémère, l'évènementiel et paraissent renoncer à l'épreuve du temps.
Dans la peinture comme dans la musique, l'onde seule est à transmettre. Ce n'est pas le langage ni la machine qui intéressent mais l'aspect sensible de l'objet. Le M-A n'est pas un sous-produit du prototype, il est un objet qui porte et traduit la création, tout comme un CD permet d'écouter la musique de Mozart, par exemple.
Les sujets figuratifs - coquillage et orchidée - sont délibérément choisis dans un registre suffisamment courant pour permettre au peintre de manifester la richesse du travail plastique. La Phalaénopsis (fleur- papillon) est un emblème esthétique absolu et la métaphore de l'échange. Les fleur-papillons ne se développent pas selon l'ordinaire des plantes terrestres. Elles sont épiphytes, c'est à dire qu'elles se nourrissent essentiellement grâce à leurs racines aériennes de particules en suspension dans le milieu ambiant. Étienne Trouvers s'exprime à leur propos: " L'idée de plantes ou de fleurs perméables, parties prenantes du système global au sein duquel elles captent, communiquent et évoluent, m'a paru merveilleuse…une métaphore de nous-mêmes dans le flux discontinu du monde contemporain ! "
Le sens de l'art consiste selon lui à faire émerger une qualité énergétique et sémantique.
Le labelle au cœur de l'orchidée est la zone d'attrait et de fécondation de la fleur. Toute l'énergie sexuelle de la plante est concentrée là. Notons que cette terminologie s'applique aussi aux coquillages (on dit plus couramment labre), ce qui porte à penser qu'ils partagent avec la fleur une certaine gémellité. Leur architecture parfaite et complexe assure la protection de l'animal et lui permet de communiquer. Ces organismes vivants explorés par l'artiste évoquent tous deux une logique relative d'existence dans le chaos.
L'idée de cycle et de transmission de la vie met en question l'unique et le multiple et interpelle le peintre. Il accorde un soin tout particulier au labelle de l'orchidée pour le prototype réalisé au pinceau, puis de manière attentive et complexe avec l'outil informatique : cet élément est détouré, ses valeurs chromatiques étudiées, les jeux d'ombres et de lumière cultivés, puis l'élément est regreffé. Ce processus se fait l'écho des préoccupations actuelles de la manipulation génétique. Des expérimentations botaniques très avancées sur les orchidées permettraient, notamment, en opérant un clonage à partir du méristème de la plante mère, de produire de belles espèces à la portée de tout le monde. L'unique et le multiple rejoignent le prototype et le M-A. Si la sexualité permet la biodiversité et que les avancées scientifiques posent une réflexion à partir de ses hasards pour des solutions nouvelles du vivant, Étienne Trouvers décrit l'ensemble des opérations effectuées pour produire le M-A comme participant d'une "écologie artistique".
Tel est le travail d'Étienne Trouvers, peintre contemporain de l'art actuel.
Sentez-vous l'eau troublée par le pavé jeté dans la mare?
Isabelle MARCADE
1 "Penser" l'art à l'École", Éditions Actes Sud, juin 2001.