L’Atelier du peintre du M’O 4/4 - E
Suite des analyses visuelles ‘après restauration’ :
10) – E Paysage emblématique
Retour au centre de la vaste composition de Courbet qui se présente, après restauration, comme une juxtaposition d’unités fragmentées… Intéressons-nous au paysage – un motif mal contrasté qui paraît en divorce formel avec l’ensemble de la peinture. Pourquoi Courbet aurait-il placé au centre du Chef-d’œuvre quelque chose de bien inférieur à un vrai tableau de paysage : une cavité, une image médiocre, inaboutie, dissociée du reste de la composition ?
Pourtant, force est de se souvenir que cette zone de mise en abîme, surprenante au cœur de cette vaste peinture, était loin d’être un lieu amorphe, auparavant.
Cette dégradation de la cohérence manifeste du grand Courbet semble bien être la rançon d’une démarche visant à dévoiler, là aussi, les supposés secrets de l’invisible en prétendant s’appuyer ici sur Delacroix, et « sur l’apport de l’écriture à la connaissance de la peinture ». – Observons :
Exemple type, après restauration : peut-être le fruit de cette volonté de mettre en évidence de « grandes découvertes… révélant de nombreux détails » ?
-Cet état est-il censé correspondre à l’image d’une peinture en cours d’élaboration ? Mais dans ce cas, l’aspect général laisse perplexe… même pour un tableau inachevé sur chevalet !
-Autre hypothèse : il se pourrait qu’on ait ici une illustration effective des thèses des promoteurs et des praticiens de cette opération, inspirées de leur lecture superficielle d’Eugène Delacroix.
-Nonobstant, une autre certitude se dégage à en juger selon les choix les plus audacieux des œuvres de Courbet, car remarquons que ce paysage présente après restauration un contraste ‘assez plat’ (couleurs et profondeur). Quel est l’intérêt de ‘révéler’ ici une gamme relativement simple et commune, pauvre… sinon âpre ?
Un seul coup d’œil rapide sur ce détail après restauration nous révèle que d’importantes nuances de construction spatiale y sont manquantes… A cet égard considérons la ligne de contact, sèche et sommaire, entre le ciel et la falaise, privée des jus colorés ou glacis nécessaires pour lier entre eux les divers éléments du paysage, mettre en évidence la beauté de la matière, de l’air et de l’espace ! Voilà donc qui laisse à désirer.
-L’idée absurde d’un retour à un ‘premier état’ se précise. Car en corrélation, le tableau est usé de-ci de-là, avec maintes raclures de peinture mises à nu. Or avant les restaurations, la touche de Courbet n’est jamais pauvre… Il y a donc destruction formelle. Maintenant l’image paraît monotone par manque de sensualité ; disons aussi qu’elle est bancale.
-Que de sécheresse, de mollesse, et d’étoupe pour un Gustave Courbet ! Le foncièrement pictural a été sacrifié : ce qui était achevé, abouti, a régressé vers l’incomplétude. Cette opération est la conséquence d’une mauvaise lecture du tableau, ainsi que nous allons le démontrer rationnellement.
Que reste-t-il de la composition des parties interdépendantes négociées par la dernière main du peintre ?
Retournons toutefois sur ce lieu d’une mise en abime – où la dénonciation d’une ambiguïté, d’une prétendue ‘faute’ paraît avoir guidé le choix de la Commission scientifique, se prolongeant dans les justifications officielles – parfaitement subjectives – qui laissent éclater leur parti-pris aveugle dans le dossier de presse… Car enfin, de cette ‘lisibilité-là’ que dire ?
Concrètement, tout se passe comme si la peinture avait dû faire allégeance à un discours – en l’occurrence, le fragment d’une citation de Delacroix mal comprise (cf. note 1). Et dès lors, picturalement, voici l’œuvre… oh ironie, devenue comme sans verbe ou presque, dépossédée des qualificatifs raffinés et subtils qui viennent spontanément à l’esprit devant une toile de Courbet.
Allons donc encore par voie sensible en l’observation de détails identiques (bien que différents optiquement en teinte sépia, puis en N&B-couleur, après restauration). Ils vont permettre de mieux scruter une part de cet autoportrait de Gustave Courbet ; lieu manifeste et ‘Réaliste’ du geste créateur sur fond de paysage ; démonstration sur une reculée d’Ornans plus ou moins imaginaire. Tentons d’en dégager quelques réalités objectives de dessin :
Avant restauration : suivons le bras en son contexte paysagé, formule incarnant l’élan créateur.
Ci-dessus, partons du bout du pinceau de Courbet, et remontons le long de ce pinceau, par une suite d’accents en ligne pointillée, jusqu’à la main ‘en bec de peintre’. La lumière y est naturellement placée sur les parties osseuses de l’index et du pouce, car cette peinture est encore gouvernée par le souci de donner à voir le sens des choses au moyen de modulations subtiles (Courbet est l’un des avant-derniers maîtres anciens). A cet effet, remarquons l’ombre portée du pinceau, fantomatique présence sur la manche de l’avant-bras du Peintre !
-Avant allégements des vernis, c’est une suite d’enchaînements formels et de contrastes simultanés qui paraissent se prolonger jusqu’à la saignée du bras ; ce jeu plastique propageant ses échos dans les profondeurs broussailleuses de la barbe, du front de Gustave Courbet, voire de son œil dessiné ‘à l’assyrienne’, en arcs successifs, élément mis en valeur par l’agencement des courbes du profil.
-Partons de la trajectoire au-dessus du bras. C’est un élan progressif et continu qui se prolonge en crêtes hautes avant la lisière où se dessine la forme d’une chaumière. Et dessous, à l’aplomb de la main un trait vertical descend jusqu’aux genoux ; il intrigue… Il donne une étrange puissance à la main, comme une sorte de pilier, de colonne ! (Courbet a travaillé avec les contraintes et les plis des lès de toile).
-Or assurément, le voici devenu un élément de construction plastique voulu au final par Courbet. Car il distrait de la liaison entre les lès de toile 2 et 3 (bien révélés par la radiographie) au niveau du couteau à palette et des cinq pinceaux.
-Soulignons aussi que l’œil du regardeur, orienté par le parallèle entre le pinceau tenu en main et le col strié, va enregistrer une corrélation entre les stries verticales, élément qui renforce l’élan horizontal de la barbe jusqu’à l’éclat de lumière (écho de la palette du Peintre). – Analogie avec le souffle exprimé par le créateur…
Ci-dessous, en partant d’observations identiques, que de platitudes ! Le pictural devient anecdotique et descriptif.
Après restauration, on observe parfaitement sur ce détail N&B coloré que les plis dessinés sur la manche n’ont plus le rythme et l’élan observés précédemment. Les accents de lumière sont répartis de manière chaotique comme dans la plus simpliste des BD… Là où Courbet, par son art, avait su recréer le mouvement de la vie, en une seule venue magnifique, on ne voit plus que trois ou quatre petites formes, réduites par le ‘nettoyage’ à l’état d’ilots plus ou moins bien agglutinés.
-Cf. ici le bras du peintre ‘plié’ (alors qu’il était tendu et à main levée). C’est là peut-être ce que les autorités actuelles du musée d’Orsay appellent lisibilité ?
Deux versions plus ou moins saturées du même détail, après restauration. Ce qu’on y constate, par exemple :
-Le bras de Courbet est en ‘tuyau de poêle fracturé’. Dans la volonté de rendre ‘lisible’ la poitrine, le bras est devenu assez plat… ne se rattachant plus vraiment à l’élan vital et à la tension du souffle créateur.
-L’emblématique « couteau à palette révélé par le nettoyage [qui] occupe une place centrale dans le tableau, comme un manifeste à propos de la technique de Courbet » (p.23 Dossier de presse) paraît en fait ridiculement cassé… par des lumières trop crûment révélées !
-Le moignon d’arbre sous la main est sans doute une première idée « de détail » que l’intelligence formelle de Courbet a su ensuite sacrifier au profit d’une notion bien plus intéressante et plastique… celle d’une présence verticale abstraite.
-Quant à la chaumière, dépouillée de son étonnant mystère de meule de foin, elle est désormais d’une grossièreté enfantine. Après restauration, elle se retrouve dans le même état de déconstruction que le pouce, le bras, le front, la tempe, etc. : fragmentée, réduite à un état d’inachèvement. Aspect que les peintres d’autrefois (Delacroix le premier) auraient nécessairement remarqué, et dont ils se seraient inévitablement moqués…
Assurément, cette peinture de Courbet ne tient plus d’une grande machine à la Eugène Delacroix. D’ailleurs, la provocation qu’était l’Atelier du peintre fut assez mal perçue et refusée des officiels... (à l’instar de La Ronde de nuit de Rembrandt !).
Toutefois, observons qu’en 1855, le jugement du maître romantique est empreint d’admiration – de fascination pour le métier – ce qui ne manque pas de noblesse à l’égard d’un cadet. Dans son Journal, il observe (‘faute’ ou pas) et informe sur son ressenti. Puis, son point de vue de Peintre et de regardeur devient plus prospectif encore (au 22 février 1860) ; c’est étonnamment visionnaire ! Avec sa faconde, Delacroix n’aurait pas manqué de critiquer encore, dans l’Atelier, ce tableau de paysage, si étrangement figuratif – au sein d’un plus vaste panorama encore jamais vu au monde (car relativement abstrait) – s’il avait eu la moindre réserve à son sujet. Mais au contraire, son regard paraît plus ouvert à l’expression innovante, si magistralement incarnée dans l’espace, « du retour à la nature » (…) d’un homme qui se donne pour inspiré ». Cette ‘faute’, en fait, lui paraît donc tracer une voie nouvelle… (celle de l’avenir, qui sera explorée par Manet, Degas et les Impressionnistes).
Dès lors, on ne comprend pas pourquoi le dossier de presse s’exprime en ces termes : « Par exemple, nous avons des témoignages révélant que durant l’Exposition universelle, en avril 1855, Courbet, qui exposait au Pavillon du Réalisme, est réintervenu sur son tableau ».
Mais dit-on ceci pour éviter de bien voir cela ? Pour émousser la nécessité de prendre toutes les mesures exigées par le respect, la conservation optimale de la Peinture ? A cet égard la visualisation des écarts par technique numérique comparative s’avèrera fort révélatrice. Détail plus large :
Avant restauration, G.Courbet est en train de peindre. La présence de jus plus ou moins dorés est un fait visible sur ce tableau même en N&B. Les jeux de cette ‘velature ancienne’ y sont formellement perceptibles et encore magnifiques…
En d’autres termes, un ‘voile’ ou ‘voilage modulé’ (assurément préservé jusqu’à aujourd’hui) crée des mélanges optiques, enrichissants, avec la couche précédente ; il atténue les contrastes secs de la première étape pour une mise en situation aérienne. C’est un travail de modulation savante, un réglage ultime, forcément de Courbet !
Avant restauration (à gauche), toute la gamme des tons de gris est en œuvre ; elle engendre toute une magie de nuances et participe à la mise en place d’un climat, caractéristique de l’art des anciens maîtres, où se déploient le vitalisme et le réalisme du maître d’Ornans !
Après restauration (à droite), voici le même détail, mais comme réduit à un effet immédiat plus sommaire, appauvri ; - pourquoi avoir ainsi anémié la couche picturale ? Car à présent le ciel est certes plus clair, mais désaccordé et monotone.
-Que sont devenus par exemple les accents secrets de lumière dans le climat nuageux ou couvert, et surtout, l’air… le ciel voilé du Jura et cet effet de profondeur spécifique de la Loue (rivière de Franche-Comté) qui étaient auparavant suggérés entre les éléments proches et tangibles du premier plan, et le lointain peint en décor ? Ce qui fondait l’authentique réalisme de ce morceau de peinture a disparu.
La ‘restauration esthétique’ paraît avoir corrigé le génie de Courbet ! Le fameux tableau sur le chevalet a perdu en caractère, en spécificité après le deuxième ou troisième nettoyage (cf. billet du 22 janvier 2017, dossier de presse, p.17).
Par divers dosages et décalages de zones – l’ellipse de lumières qui se révélait pour le regardeur autour de la main du Peintre, comme un cycle – complément à la volonté tendue et horizontale d’une recherche/découverte de la profondeur, a été diluée ; la complexité originelle des nuées a été gommée.
Ces finesses incomparables, cette impalpable poésie se sont évanouies dans les cotons des restaurateurs… Pourquoi ?
Voilà la réponse très docte du dossier de presse, en p.17 : « La restauration du support a permis de prendre conscience que l’allégement du vernis n’était pas suffisant pour rendre la bonne lisibilité à l’œuvre ».
Or c’est déjà reconnaître implicitement que :
a) -ni l’espace de travail sans possibilité de recul dans la cage vitrée, ni la qualité globale d’éclairement ne rendaient possible un allègement homogène (cf. billet 1/4, 8 nov. 2016) ;
b) -toutes les démonstrations de tests et de fractions en journées de travail ne permettaient pas de prendre conscience du fait plastique harmonique en son ensemble ;
c) -le concept de lisibilité est tellement chevillé dans les habitudes interventionnistes (cf. annexe billet 1/4, PV 5 déc.89) que l’éthique de l’allègement à la française paraît obsolète dans la mesure où l’on ne se contente plus de ne pas dévernir à fond la peinture.
Observons donc maintenant le résultat d’une visualisation des écarts par technique numérique comparative :
Ci-dessus, avant restauration, image-détail de référence. Rappel : le climat général du paysage permet à toutes les possibilités harmoniques d’interactions visuelles de se déployer, et donne toute liberté d’imaginer à partir du visible : la notion de mystère issu de l’obscur est une des spécificités de l’art de Gustave Courbet.
En haut à gauche, les surfaces jaunes mettent en évidence de nettes déperditions dans les tons moyens qui fondaient la modulation du ciel. Différences chiffrées à 10,06% de la surface du carré. On y perçoit déjà qu’une distribution, comme en colonnes, depuis le bord de la toile, à gauche, jusqu’au tronc du chêne, a été retirée.
En haut à droite, les différences sont de 59,42% en jaune modulé/couplé de noirs confirment le fait d’une volonté vertical (celle d’un jus de dernière main d’un vrai peintre !) ; les algorithmes établissent ceci au sein d’une transparence accrue entre les états avant/après ; ils indiquent les zones érodées par l’allègement inégal et les usures importantes de la partie haute de la composition en restauration. Le ciel est bien plus qu’un balayage horizontal élémentaire. Donc le soi-disant « brunissement créé par les vernis »(dossier de presse p.17) était en réalité, le fruit d’une élaboration fort savante et spatiale des arrières-plans de lumière.
-Au-dessous, après restauration : le climat général est appauvri, conforme au préjugé dicté par une lecture réductionniste du propos d’Eugène Delacroix…
Le comparatif numérique a montré que le vernis originel était à respecter puisque optiquement complexe et divers en tons : il faisait partie intégrante de ce Chef-d’œuvre, était un élément essentiel de cet authentique morceau de peinture. C’est donc une contre-vérité manifeste de soutenir que : « la restauration a aussi permis de restituer l’effet de ‘vrai ciel au milieu du tableau’ signalé par Eugène Delacroix »[sic].
Que ce soit dans les salles Mollien du Louvre ou, plus tard, au musée d’Orsay, avant que ce tableau soit restauré, comment ne pas se souvenir de l’effet toujours étonnant que produisait sur nous, artistes plasticiens (cf. courrier à Mme I. P-F – C2RMF, le 17 mai 2015 p.2), cette prouesse « d’inventions » si difficile à maîtriser.
– Or une part merveilleuse de toute cette richesse a été sacrifiée sur l’autel de l’Evénementiel et de la ‘Restauration esthétique’ !
– Nous l’avons d’abord perçu dans la représentation de l’acte du Peintre, puis au cœur même de L’Atelier du peintre de Gustave Courbet ; ce paysage emblématique pour la culture occidentale a constitué une leçon magistrale dans l’art de construire un équilibre et de sécréter un climat… Or il s’avère que ses métamorphoses récentes sont le résultat désastreux d’une ‘restauration esthétique’ abusive puisque c’est l’ouvrage même de la dernière main du Maître qui a été touché, détérioré. La qualité harmonique et historique du Chef-d’œuvre paraît dès lors appauvrie et dévaluée en ce paysage
Une chose vue vaut mille choses expliquées, dit un proverbe… Regard sur ce témoignage optique : voyons comment certains parti-pris de Gustave Courbet vont pouvoir se ressentir – par analogie – sur cette photo captée non loin des sources de la Loue. Observons-en les principes spatiaux de l’élan vertical ; des leçons de lumières, de matières et d’air s’y retrouvent… Peut-être fournies pour l’imaginaire ?
à suivre…
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