Marronnier nouveau
Chap. 1/2
Les métamorphoses du marronnier incarnent magnifiquement les assises charpentées et copieuses d’une nature bien tempérée ; et l’Art nouveau ne pouvait éviter de telles lignes végétales chargées de vies.
‘Belle époque’ et superbe modèle pour la prise en compte de propriétés sensibles innovantes… ou ‘nouvelles’ ? Comme le relève Philippe Thiébaut (dans un panneau didactique au musée d’Orsay), il s’agissait alors de : « repenser le cadre de vie de l’homme contemporain ».
On songe aux marronniers-lampadaires de Guimard au métro Nation (Paris 12e), à tel ou tel Emile Gallé, voire à Louis Majorelle, etc.
Pour H.Grandjean (artiste née en 1887), l’attention aux perfections de ce végétal aux cinq doigts réguliers… fut sans doute liée au rituel de l’éclosion de ‘La’ première feuille du marronnier de la République de Genève – observée sur ‘la treille’ au-dessus du Jardin des bastions (depuis le XVIIIe siècle)– et a dû compter comme élément vécu et comme source d’inspiration esthétique.
Entre 1907-1909, mon aïeule avait pris pension rue du Puits-St-Pierre, dans le vieux Genève, avec des épisodes de retour dans son Jura natal pour accomplir des travaux de réalisation, ouvrir une antenne d’enseignement pour les femmes de la Chaux-de-Fonds (Avenue Léopold-Robert n°76), et participer à une exposition collective avec les élèves du Cours supérieur (en 1908).
La Banquette-coffre chaux-de-fonnière d’Henriette Grandjean (exposée au musée d’Orsay) est l’interaction d’une composition de divers végétaux harmonisés pour illustrer un sujet emblématique (à plus d’un titre) ; ils se combinent par registres bas, moyen et haut qui se répondent, dialoguent et s’interpellent.
Banquette-coffre surnommée dans la famille : le ‘trône neuchâtelois’ ou le ‘Siège d’entrée’ ! Nous en reparlerons…
A la Chaux-de-Fonds, l’expérience ornementale s'est voulue ancrée dans le terroir, selon une originalité culturelle à refonder. Toutefois, le Style sapin comporte aussi quelques décors figurant des marronniers en fer-forgé ou en fresques d’immeubles locatifs… (Productions anonymes, démocratiques, mais relativement tardives, réalisées par la Société des Ateliers d’art réunis, entre 1910 et 1914 ?).
Sa vie durant, Henriette Grandjean-Bourquin a su faire du marronnier ‘pleine feuille’ et de ses ‘bourgeonnements symétriques’ un véritable répertoire créatif ; car pour elle, l’attention au marronnier est bien plus qu’un motif d’ornementation de surfaces.
Dans son œuvre, encore méconnue, le répertoire végétal est très large mais elle chérissait tout particulièrement cet élément d’Art nouveau ; elle y est revenue, époque après époque, jusque dans les années quarante…
Est-ce à moi de dire que les conceptions décoratives de mon aïeule se caractérisent par une profondeur d’inspiration ouverte sur un vaste panorama décoratif ? Chaque fois que je scrute son Art de ‘dessinatrice’ ou de ‘designer’ c’est un pôle d’excellence :
-soit des éléments de beauté naturelle devenus emblématiques ou symboliques (donc pleinement chargés de sens culturel) ;
-soit une représentation de la Nature, comme distillée ou stylisée en forme absolue, mais vivante !…
-soit une richesse d’un autre temps, mais toujours convaincante d’équilibre véritable, intemporelle. Donc, décoration rarement rébarbative ou simpliste !
Visuels de détails de la Banquette-coffre, vers 1907 (musée d’Orsay, Paris) ; voyons la puissance de cette frise de marronnier en farandole :
(en haut) Le registre en créneaux alternés : -marron, -vide, -pive, -marron… jeux divers d’invariants réguliers. Au-dessous, remarquons que ‘toujours’ la feuille issue des profondeurs émerge pour se présenter entière en surface et dépasser sur la précédente ; ce, jusqu’à l’axe central.
(au centre) Ici, c’est le moment des ‘axes inconditionnels’ (Charles Leblanc) : – vertical/horizontal/diagonal – angles parfaits en cinq éléments folliculaires stables avant leur retournement symétrique ; toutefois, l’axe du marronnier demeure dynamique par une perception de contexte. Apprécions avec quel léger travail de forces modulées cette frise de marronnier s’incarne (en bois de chêne) ; dans ce léger bas-relief de L : 1,65 cm, avec quelle finesse et netteté la plénitude végétale du marronnier est sculptée ! Pour moi, c’est encore merveille… (Enfant, j’adorais y passer le doigt !).
(en bas) Demeurent les retournements fantastiques et bipolaires masculin/féminin, d’une chose et de son contraire, en complémentarité. – D’une part, on a pu voir des fruits trapus de conifère pour exprimer une force masculine, peut-être comme ceux, trapus, calmes et solides du cèdre ? – et d’autre part, de mystérieuses ouvertures de marrons, entre : la vulve, le mâchicoulis, ou même, la vision d’un œil ? (si l’on veut bien !).
A la Chaux-de-Fonds, l’essor printanier des végétaux est fréquemment décalé d’un mois sur Paris, avec pour marqueur le marronnier…
Forte en travail de précision et en angles droits, cette ‘ville manufacture’ (ou Cité horlogère helvétique) taille, avenue Léopold Robert, le sommet de son allée centrale de tilleuls à 1 000 mètres d’altitude.
Après l’incendie de 1794, la Ville fut largement reconstruite sur un plan rationnel en damier, en ‘tiroirs successifs’ : rue, immeuble, jardin ouvrier, rue, etc. Présenté par le graveur Moise Perret-Gentil, puis, en 1834, par Charles-Henri Junot, le plan d’urbanisme se développe en une suite de rues parallèles sur le flan nord, jusqu’à la rue de la Montagne. Au-delà, c’est le chemin de Pouillerel, la forêt, et les verts pâturages jusqu’à la barrière du Doubs – frontière française.
Or c’est au centre du quartier neuf et résidentiel (Montagne n°12) – non loin des nouvelles villas de Style Sapin – que le colonel Henri Grandjean et son épouse, née Blancpain-Droz, firent bâtir leur maison…
En 1906, à son retour de visions modernes et déjà monumentales de l’Art nouveau européen (fort d’une vitalité et de qualités utopiques ayant ouvert le XXe siècle), c’est la façade sud de la Villa Fallet que ma grand-mère aura comme vis-à-vis de ses fenêtres.
Une solide architecture, ornementée de sgraffites de sapins ocrés en quatre tons, et selon une stylisation régionaliste marquante…
Deux façades style sapin : (en haut) de la ‘Villa Fallet’ (1906), façades Nord-Ouest ; (en-bas) la ‘Maison blanche’ chaux-de-fonnière (1912), façades Nord-Est, conçue par Charles-Edouard Jeanneret pour ses parents (admirablement restaurée en 2005 pour honorer Le Corbusier) ; par son superbe ruban bleu azur dessinant une flèche de ‘forme Sapin’ cette architecture clôt l’ensemble de cinq Villas à Pouillerel exprimant une volonté typiquement jurassienne… – merveilles de l’époque dues aux compétences de René Chapallaz (architecte), aux jeunes talents de l’esprit Art nouveau/Heimatstil, et à l’impulsion éclairée de Charles L’Eplattenier (leur professeur) !
Il faut aussi percevoir le type d’imaginaire naturel offert par le lieu au tempérament d’Henriette Grandjean, née à la Côte-aux-fées, un 13 mars (donc au moment où les feuilles de ‘marronnier nouveau’ renaissent souvent en plaine !).
Dans mon enfance, c’était encore la neige en mars… Je pourrais donc vous présenter un très vaste répertoire de déguisements neigeux sur sapins fantastiques, d’orgue de glaçons, ou de cristallisations ‘ornementales’ dans les glaces – marques des fées ? – Rappels et découvertes faites avec ma Grand-maman de la Chaux-de-Fonds !…
Exemple de cristallisation acérée en ‘forme de sapin’ vue dans les neiges au matin, à parfois -12°, après le passage d’une bise verglaçante (comme à la Côte-aux-Fées !)
Je me souviens aussi qu’elle m’avait appris à dessiner les oiseaux du jardin venant se nourrir jusque déjà tard au printemps ; à suivre les traces des écureuils comme une portée musicale dans la neige fraiche, ensoleillée – pour savoir où ils nichent ; ou à observer bien des mystères esthétiques du visible de la Couleur : allant de prismes solaires aux froides lueurs sous un ciel étoilé...
Mon grand-papa André Bourquin, architecte, affectionnait dans les balades en montagne au cœur du Jura les vieux conifères vert-bleu-noir ; c’est-à-dire, les sapins gogants (des individus forts se détachant bien sur l’horizon par leur bonne gestion du terrain !). Son épouse les avait stylisé à la grande époque, lui les dessinait… Bon élève du Polytechnicum de Zürich, il aimait ce qu’il appelait ‘les raccourcis’ pour arriver aux points de vue… Là, il s’arrêtait, nouait les mains sur sa canne, et méditait.
Les Henri Grandjean, eux, d’abord horloger puis transporteur-camionneur, chérissaient un enracinement inéluctable – mais pour aller au loin ! Ils n’étaient pas des chaux-de-fonniers renégats, mais ils se devaient de lever les amarres, pour dépasser cette ‘Cité gigogne’ et gagner au plus vite leur vie, très au-delà des horizons du bleu doux jurassien… Panorama souvent contemplé du mont Pouillerel par delà la frontière du Doubs, désirable comme les confins de la mer !…
Est-ce en effet un hasard si cette ville qui transposa dans le domaine décoratif son dynamisme économique et démographique (plus de 37 000 habitants en 1910) a vu naître puis partir : Louis Chevrolet, Blaise Cendrars, Le Corbusier, etc. (ou à présent, Laurent Bourgnon) ?
Avec quelle émotion arrive mars/avril pour ces neuchâtelois après leur long hiver – douceur soudaine et comme venue d’ailleurs ! Car quelque soit leur sensibilité, ils jubilent de voir la rapidité printanière…
En art aussi, il leur a été naturel de rattraper l’élan baroque et printanier d’une certaine modernité… (Par exemple, les grands principes des « Ateliers réunis d’art et d’artisanat » de Munich et Dresde fondés en 1893, puis fusionnés 1898 !). Car, l’Art nouveau chaux-de-fonnier depuis le diplôme d’honneur conquis à Milan en 1906, était aussi cela : un autre printemps utopique avant 1914 ?
Alors que la muséographie de la salle Art nouveau du riche musée des Beaux-Arts de la Ville vient d’être revue à la baisse, il m’apparaissait légitime de redonner un visage à une artiste : Henriette Grandjean – sorte de ‘satellite émetteur’ à l’époque de sa contribution primordiale (de 1904-05) puis dès 1906… (à 18 ans ½ !).
Il est en effet remarquable que, dans le 1er voyage en mission d’études mandaté par L’Eplattenier, Léon Perrin et Charles-Edouard Jeanneret-Le Corbusier arrivent assez tardivement au cœur et foyer ‘des bonnes écoles’ de l’Art nouveau (de 1907 à 1909). Dans divers échanges (cf. lettres de Vienne aux parents du 2 janv. et 26 fév. puis du 8 mars 1908) les deux ‘élèves’ (le sculpteur et le futur architecte) survolent l’état des lieux germaniques… Ils font alors allusion à l’apport d’Henriette Grandjean « qui fut des plus complaisantes » et leur a fourni par l’entremise de Charles l’Eplattenier « des renseignements complets sur Dresde ».
Renseignements détaillés (de 1906), prétextes de résistance à leur maître pour aller directement et plus longuement à Paris…