L’Atelier du peintre du M’O 4/4 - F
Suite des analyses visuelles ‘après restauration’ :
10) – F Beauté et spécificité de la muse du peintre
Regard sur un témoignage optique… Explorons par analogie certains parti-pris formels de Gustave Courbet. L’élan vertical de cette cascade nous propose des leçons spatiales de lumières, de matières et d’air – aptes à féconder l’imaginaire ?
A gauche : une cascade dans le Jura, non loin des sources de la Loue (Franche-Comté), au cœur des forêts et paysages de Gustave Courbet.
Les caractéristiques de cette scène – élan, statique, lumière, couleur, timbre, espace, etc. – sont autant de richesses naturelles à bien percevoir en tant que convenances optiques pour la sensibilité visuelle, principes de dessin, contexte de la genèse d’une œuvre, ou ‘sources’ d’un rendu pictural.
A droite, détail central du grand Courbet : le drap blanc est comparable à une chute d’eau… une source comme ‘issue’ de la figure de la Muse. Considérons cette subtile mise en espace derrière/devant, les ramifications élégantes du tissu, l’apparition étrangement statique du modèle nu : allégorie probable de la «Vérité» en peinture.
Peut-on affirmer à partir de telles juxtapositions que cette exemplarité naturelle, cette Culture visuelle imprégnée de souvenirs et d’un vécu de terroir – sollicitée au moment de la conception du tableau– soit aussi le sujet de l’Atelier ?
A priori, on ne trouve dans l’œuvre de Gustave Courbet aucune représentation directe de cet élément pittoresque et poétique pour étayer complètement cette thèse.
Le tableau Le Gour de Conche (musée des Beaux-Arts de Besançon) pourrait-il conforter notre ressenti visuel ? C’est une peinture réalisée en 1864, donc postérieure aux possibilités d’évocation analogique.
Habituellement, l’érudition historique se contente de produire la photographie dite : Etude de nu d’après nature de Julien Vallou de Villeneuve, puisque ‘réclamée’ dans une lettre de Courbet auprès d’Alfred Bruyas pour s’en inspirer – fort librement d’ailleurs (en 1854) ? Cette référence, certes documentée, apparaît néanmoins comme anecdotique face aux vrais ressorts du faire de la création artistique et à la question conceptuelle des moyens de la représentation picturale.
Le témoignage photographique reproduit ci-dessus se situe à cet égard dans une autre perspective. Au-delà d’une évocation concrète des rochers et eaux profondes du terroir, il indique l’origine potentielle d’autres tableaux réalisés dans le Jura. Cette chute d’eau paraît plus qu’un motif à peindre simplement : une scène de nature assurément marquante pour un esprit visionnaire dont la mémoire visuelle faisait l’étonnement de ses contemporains. Postulons que plus que des images ou des ressources équivalentes ont pu fertiliser la sensibilité du peintre, et l’habiter comme éléments d’une Culture profonde, propice au développement d’une expérience picturale Réaliste.
La nature – maîtresse des peintres – offre de vraies propriétés visuelles d’élan, de dégradés progressifs et de tonalité atmosphérique, des dénominateurs esthétiques de référence. Remarquons à cet effet que :
a) -les blancs de l’eau sont plus denses ou saturés au sommet d’une cascade… et de plus en plus épars ou clairsemés, mêlés d’ombres vagues, au cours de leur chute aérienne et avant d’avoir atteint le sol. Or ces propriétés d’un écoulement vertical qui ricoche à chaque palier trouvent dans l’Atelier du peintre un écho manifeste dans le traitement du tissu blanc tenu par le modèle, entre le sommet, ferme et tendu, et les parties inférieures plus lâches, d’une tonalité adoucie, atténuée.
b) -les rochers de la falaise sont relativement plats, gris et froids à la base et toujours plus en rondeurs et chauds dans les hauteurs. Or il se trouve que, dès l’amorce de la chromie, même en N&B, la peinture du nu incarne ou transpose ce type de qualités optiques. Si l’on considère la figure, cuisse, fesse et hanche sont des surfaces relativement plates, d’apparence froide; alors que le bras, l’épaule, le cou, le visage paraissent se réchauffer et prendre du volume dans les lumières culminantes.
c) -les plans supérieurs sont aériens car baignés dans une brume de lumière (la photographie évoquée de Vallou a-t-elle été représentative pour la part mystérieuse du visage du nu ?). Les notions de flou, d’air, d’atmosphère, de climat sont essentielles dans l’art des anciens maîtres. Pour conférer une stature au nu dans l’Atelier, chaque partie du corps reçoit un traitement particulier : les pieds et les genoux sont couverts, la cuisse et le bassin sont dessinés en courbes fermes et mielleuses, le buste (la gorge) est chantourné de profondeurs, le cou en tension, et l’expression du visage paraît mélancolique, une énigme complexe qui glisse vers le vaporeux… (cf. le visage du modèle photographié par J. Vallou de Villeneuve). Et en lien, semble-t-il, avec le fond de texture jurassienne au calcaire craquelé d’éclats – un aspect naturel qui lui confère une aura de Muse !
Cette figure nue, bien articulée à la scène centrale, a toujours été une source d’étonnement émerveillé. Voici comment Eugène Delacroix, de 21 ans l’aîné de Courbet, la saluait : «il y a de l’air et des parties d’une exécution considérable : les hanches, la cuisse du modèle nu et sa gorge»;
Jean-Jacques Henner (1829-1905), son cadet de 10 ans : «Et cette figure nue, avec quel talent, quel goût elle est faite !»;
Citons aussi l’ensemble des contributeurs à l’achat du tableau par le musée du Louvre en 1920, chacun d’eux portant témoignage sur l’état de perfection du grand tableau à l’époque (dossier presse p.24).
Et combien d’autres, jusqu’à Balthus et Raymond Mason (cité de mémoire) : «il y a avec ce nu, au centre de l’Atelier, un morceau de peinture d’une exécution formidable de l’un des artistes les plus colossaux de France».
Avant restauration : l’illusion harmonique est à sa perfection «les plans sont bien entendus, il y a de l’air»[sic]; c’est aussi le merveilleux et le superbement poétique qui sont immergés en interaction, parfaitement articulés au cœur même de l’Atelier du peintre.
Comme un enfant : c’est l’Admiration devant l’acte de peindre. Le petit paysan est en haillons, le coude percé (les restauratrices ont ravaudé celui de Courbet !); sa bretelle est en tension comme le souffle… Entre son profil perdu et la colonne claire – à l’aplomb de la main du maître– une forme énigmatique, ‘lumière’ fantomatique sur le paysage, telle une exhalaison de son être – comme un ‘Ouah !?’
En contrebas, c’est la nature faite chat; avec son contrepoint en écho, le débordement du coussin sur la chaise.
La robe du modèle ou les dessous féminins «qui n’ont pas encore achevé de se replier sur eux-mêmes»; arrive l’extraordinaire, l’élévation de la figure nue…
En fait, chez Courbet tout s’articule avec une justesse naturelle. Chaque élément est porteur d’un élan particulier de vie, donc d’un sens commun selon sa valeur optique ressentie et peinte. Tous ces agencements construisent un ordre, présence réelle incarnée en pleine pâte, manifestement reprise d’une seule venue par des raffinements ultimes de jus ou de glacis.
Quand G. Courbet dit qu’il retouche, c’est qu’il parachève une harmonie, une perspective aérienne en peinture vraie – assurément plus efficiente et juste que la pseudo 3D artificielle (cf. fin du billet du 28 févr. 2015), illustration d’un mode de pensée totalement arbitraire, prétendument pédagogique, mais en fin de compte absurde, inculte et hors sol !
A gauche : même référent ‘naturel’ au cœur des forêts du Jura; un invariant extraordinaire pour G. Courbet ? – Assurément un flux d’énergie et de vie…
A droite, détail du nu de l’Atelier du peintre après restauration (en N&B froid). Le drap blanc est devenu rigide comme du papier froissé, d’une lisibilité sans mystère. Tout est relativement sec, ainsi que le serait le premier état d’un travail spontané, mais alourdi de modulations sans ampleur, sans cet élan, ce précipité aérien de chute d’eau.
Quant au nu, il est refaçonné en ronde bosse ‘académique’; là aussi, trop d’effets tuent l’articulation juste d’une authentique diversité harmonique. Mais pire, en maints endroits les ombrages paraissent usés et faux; les volumes irréalistes avec un fond sans âme, car presque sans matière. Notons aussi le cerne foncé entourant l’arrière du corps, moyen élémentaire (académique) pour ‘bloquer un volume’ et le détacher du fond.
Observons l’effet produit par la confrontation entre ‘la nature’ et l’aspect étrange de cette figure ‘après restauration’. C’est pathétique de bout en bout… Visuellement et formellement, la scène s’avère bien plus monotone que l’aspect d’une simple photographie du Jura (réalisée au téléphone portable).
– Au côté du ‘naturel’… le grand Courbet a perdu sa grandeur et sa beauté.
En d’autres termes, la figure emblématique de la Muse, cet authentique manifeste du Réalisme au cœur de l’Atelier, a été très stupidement dégradée.
Ce que nos yeux ont vu, analysons-le maintenant avec des mots. Pour mémoire ce rappel des trois points évoqués précédemment, mais ici considérés après restauration :
a) -entre le haut et le bas, les qualités d’élan naturel et progressif qui animaient le tissu sont maintenant rompues; les blancs trop blancs et secs. Leur discontinuité est marquée d’accents tranchants (métalliques) de haut en bas, et là où les plis se cassent; tout cela paraît fort loin du réalisme naturel, donc d’une maîtrise finale accomplie, à l’image d’un ruissellement dynamique ou de structures dissipatives dans l’air ;
b) -le nu ressemble maintenant à ces figures rebattues ou scolaires, aux «des volumes bloqués par derrière» comme l’on dit dans les académies; voir par exemple le bassin uniformément galbé, tout comme la fesse, le bras ou l’avant-bras; celui-ci est bariolé de débordements sans douceur (à droite contre le fond, à gauche avec les mâchouilles au poignet !). Par ailleurs, la notion de chaud ou froid graduée – perceptible jusqu’au vertige avec la photographie de la cascade – n’est plus incarnée par la grande figure ;
c) -le cou et l’inclinaison douce, mystérieuse, du visage étaient la beauté même pour tout regardeur; elle résultait de jeux spatiaux subtils, désormais altérés. Entre le premier plan (lieu d’étonnement et de chatterie avec la robe rose), et le mouvement de bascule derrière une toile vivante, il n’y a plus de sensation atmosphérique. Ainsi, si l’iconographie a évidemment survécu (on prétend avoir retrouvé un bras droit), mais les propriétés plastiques de fusion esthétique sont dorénavant ravalées, découpées par excès de recherches dogmatiques en lisibilité.
En haut à gauche, état avant restauration : atmosphère choisie, délicatesse de l’expression, harmonie...
En haut à droite après restauration : détail en N&B, hors de l’illusion de couleurs restituées les pertes de dessin sont époustouflantes. Après la dite «réintégration» officielle (avouée ou prétendue), la mâchoire est grossière; le front, la coiffure, l’œil et la joue sont comme éboulés…; la bouche est réduite à une moue étriquée, le menton est absurde, etc., etc. Aussi, la suggestion mélancolique (juste esquissée d’une pose avec l’avant-bras droit souligné au poignet) donne maintenant l’impression d’une mauvaise résurgence rocailleuse d’un rocher ocre mal fini d’un arrière-plan… – En guise de découvertes de l’original, c’est un tremblement de terre ! Et que dire de la descente d’astéroïdes sur la tête du modèle nu ?
En bas à gauche, différentiel objectif après restauration : les surfaces grises correspondent à l’enregistrement d'écarts entre les deux états. Ces surfaces «allégées» correspondent à 44,91% du travail de finition nécessaire aux nuances.
En bas à droite, en fausse couleur ‘rose-carmin’, après restauration : révélation soulignée, en réduction ou mise en évidence sur le N&B; c’est effectivement l’essentiel du travail de réglage de la dernière main d’une authentique maîtrise qui a été escamoté dans l’intervention… – Assurément, part ancienne, créative et extraordinaire de reprises originales, celles qui dessinaient les plans et les mettaient en espace !
Que reste-t-il ici du jeu plastique fondamental donnant vie à l’œil, émotion au visage, qualité à la main, ou juste profondeur et texture réaliste aux arrière-plans... ?
A gauche, état avant restauration : plus largement cadré, le travail pictural est splendide, la maîtrise patente. L’œuvre s’épanouit en modulations et en choix divers, car sur ce long détail ils s’avèrent variés.
Au centre, après restauration, réalité en N&B : l’application du principe de ‘lisibilité’ laisse un nu lourd et trapu qui n’a plus son élégance naturelle d’avant restauration; les tissus sont scarifiés d’accents et d’ombres lourdes; la chaise n’est plus en bois, elle a perdu son réalisme et semble comme en plastique; et le troisième plan est en ‘fond de guérite’… A gauche, l’épaule du peintre est d’apparence plate, hors nature; le drapé en papier mâché n’épouse plus la cuisse, le sexe n’est plus à sa place; et le sein paraît maintenant passer devant le geste pudique de la main…– quel tableau !
A droite, imagerie en jaune doré du différentiel entre états : or vu la répartition des étendues mises en évidence après restauration – surfaces qui, dans tous les cas observés ne sont ni étales (résultant d’un nettoyage homogène et superficiel), ni composées de quelques renforcements simples (renforcement des contrastes clair-obscur imputables à quelque infidélité possible des photos).
Apparaissent donc bel et bien des distorsions tout à fait symptomatiques d’un nettoyage aveugle. Par exemple, c’est la part droite du pan en descente sur la cuisse qui ne capte plus la lumière nécessaire à la portée affective. Cf. également les lignes de la fesse, de la hanche ou de la nuque qui ont perdu leur beauté absolue et simple, procédant d’une maîtrise du dessin.
Bien des détails invisibles pour les yeux du profane et qui, pourtant, sont la trame de l’œuvre ont été restitués de manière inappropriée. Voilà la triste vérité qui apparaît à l’analyse. Zone par zone, détail par détail… le concept de «lisibilité» a décimé l’ensemble du pictural; affaibli la portée affective, le sens, la richesse visuelle de la Muse dans l’Atelier.
Massacre chimique à coup ‘de cotons’ par des cocktails de solvants, pour donner à une figure emblématique de l’Art accompli un effet de propreté et de jeunesse factices. Ainsi, c’est le premier état de l’œuvre – trop touffu, bancal et incomplet – qui a été remis sous les projecteurs.
Détail par détail, il est optiquement avéré que ce sont plus que les jus, glacis et vernis originaux de G. Courbet qui ont été escamotés alors même que la doctrine du C2RMF proclamait :
«L’allègement moyen des vernis (…) laisse sur l’œuvre une couche significative de résines anciennes de restauration qui garantissent le degré mesuré de l’intervention.» (C2RMF, courrier du 15 avril 2015). Néanmoins, nous avons l’illustration type d’un allègement décapant qui contredit cette assertion… (cf. CR du 5 déc. 1989 en annexe). Le dossier de presse final légitimait d’ailleurs cette intervention par la possibilité matérielle et hors public d’une nouvelle et troisième opération :
«La restauration du support a permis de prendre conscience que l’allègement du vernis n’était pas encore suffisant pour rendre une bonne lisibilité à l’œuvre. De nouveaux tests ont été réalisés et soumis au comité scientifique. Le traitement du support a réduit les déformations de surface rendant possible un allègement plus régulier et plus poussé. Le brunissement créé par les vernis a pu ainsi être limité».[sic]
– Quel auguste raisonnement ! Hélas, comment croire en cette mission salvatrice ‘anti-brunissement’ au ‘plus régulier et plus poussé’ après ce que nous venons encore de révéler ? – Comment faire confiance à cette supposée restitution par allégement modéré ?... alors qu’elle se déclare toujours insuffisante et mène sans cesse à de nouveaux allègements, cautionnés par une autorité ‘scientifique’ bien éloignée des subtilités de l’Art visuel !
En plusieurs étapes moyennes des dites ‘restaurations’ il s’est opéré une intervention radicale – hors mesure, ou non mesurée visuellement ! Approche abstraite des matériaux conduisant à un réductionnisme absurde, concret et irréversible… Après ‘restauration esthétique’, tout un réseau de petites complications privées de sens s’est substitué à la belle et fine complexité de la Forme picturale (image de l’exemplarité naturelle).
Le réalisme du métier de Courbet, c’est-à-dire sa spontanéité en plusieurs couches pleinement unies par des retouches multiples, a été impacté. Que reste-t-il des jus de finition (patines ou brunissement) réalisés au moyen de vernis colorés, et des «glacis» qui forcément ici parachevaient l’œuvre ?
D’abord «décrassés», allégés à divers degrés (avec modération ?), puis ‘régulièrement’ purifiés au final, ils ont été en fait décapés par un dévernissage intégral. – Pourquoi ?
On aura beau dire et répéter que «jamais le restaurateur n’atteint la couche picturale elle-même», c’est d’évidence le contraire qui éclate = l’aveuglement des praticiens a fait disparaître des nuances manifestement de la dernière main du peintre – celle-ci œuvrant toujours dans une perspective synthétique, d’agencement d’équilibres dans le champ complexe de l’harmonie et de la présence… où une chose Vue vaut mille choses expliquées…
Donc manipulation, altération et dénaturation formelles perpétrées sur Le tableau fondamental du M’O !
Voyons maintenant le résultat d’ensemble après restauration. Mauvaise ou bonne la question de la subjectivité est ici à dépasser.
Ce n’est évidemment pas un problème de ressenti lorsque la propagande va jusque dans la presse généraliste ou financière (Les Echos du 24 févr. 2017) et vient nous faire savoir : «Au terme d'un chantier mené depuis septembre2014 par l'institution et le Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF). Pour la première fois, il a été décidé que cette opération se déroulerait devant les visiteurs du musée, dans un souci de pédagogie, mais aussi pour séduire d'autres mécènes (…)».
C’est oublier le précédent de 1989-1992 avec les Noces de Cana «restaurées en public» au musée du Louvre. Cette calamité fondamentale nous avait déjà informé sur…
à suivre…
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